V
L’HEURE DE L’ACTION

Appuyé sur un coude, Bolitho apposa sa signature au bas d’une nouvelle dépêche destinée à l’Amirauté. L’air était chaud et humide dans la grand-chambre et, en dépit des sabords et de la claire-voie ouverts, il sentait la sueur lui ruisseler dans le dos. Il s’était débarrassé de sa vareuse et avait déboutonné sa chemise jusqu’à la taille, mais cela ne faisait guère de différence.

Il lut la date de la seconde dépêche que Yovell poussait discrètement vers lui. Septembre. Plus de trois mois depuis qu’il avait dit adieu à Catherine avant de retourner à Gibraltar. Il jeta un coup d’œil par les fenêtres de poupe grandes ouvertes : de retourner à tout cela. Il y avait à peine une ride ce jour-là, la mer brillait comme de la glace, on avait presque mal à la regarder.

De l’eau avait coulé sous les ponts, décidément, lui semblait-il. Ces journées sans fin passées à patrouiller sous la menace d’un rude levantin[8], ou au contraire à se retrouver encalminé sans le moindre petit souffle pour gonfler les voiles !

Cela ne pouvait durer, il avait l’impression d’être assis sur un baril de poudre ou pis encore. Ou bien était-ce dans sa tête, la tension née de ses propres incertitudes ? Les réserves d’eau douce étaient retombées au plus bas et cela risquait fort de créer quelques troubles dans les entreponts surpeuplés.

Et de l’ennemi, pas le moindre signe. L’Hypérion et ses conserves avaient pris position dans l’ouest de la Sardaigne, tandis que Herrick et son escadre-croupion poursuivaient leurs interminables patrouilles entre le détroit de Sicile et la baie de Naples, beaucoup plus au nord.

L’autre occupant de la chambre toussota discrètement. Bolitho leva les yeux et lui dit dans un sourire :

— La routine, sir Piers, mais je n’en ai plus pour très longtemps.

Sir Piers Blachford se laissa aller dans son fauteuil puis étendit ses longues jambes. Les officiers de l’escadre avaient ressenti son arrivée à bord du dernier brick courrier comme une corvée supplémentaire : un civil envoyé là pour inspecter et mener une enquête, un gêneur qui dérangeait.

Il n’avait pas fallu très longtemps à cet homme étrange pour changer leur vision des choses. S’ils voulaient se montrer honnêtes, la plupart de ceux qui avaient mal pris son arrivée devaient avouer qu’ils seraient désolés de le voir partir.

Membre éminent de l’Académie de chirurgie, Blachford faisait partie des rares personnes appartenant à cette institution à s’être porté volontaires, sans tenir compte de la gêne que cela leur causerait, afin d’aller examiner au sein des escadres les types de blessures que l’on y traitait dans les conditions spartiates et souvent horribles qui règnent à bord d’un vaisseau de guerre. L’homme était habité d’une énergie sans bornes. Il ne se fatiguait apparemment jamais d’être transbordé d’un bâtiment à l’autre, rencontrait les chirurgiens et discutait avec eux, instruisait les commandants sur la meilleure manière de tirer parti des maigres ressources dont ils disposaient pour soigner les malades.

Et pourtant, il avait environ vingt ans de plus que Bolitho. Mince comme un fil, avec le nez le plus long et le plus pointu que Bolitho eût jamais vu. Ce nez ressemblait davantage à un instrument de chirurgie qu’à un appendice de sa figure. Il était très grand. Ses allées et venues dans les entreponts, ses visites dans les soutes et les infirmeries auraient eu de quoi venir à bout de son énergie et de sa patience, mais il ne se plaignait jamais. Il allait manquer à Bolitho. C’était un plaisir rare que de pouvoir converser à la tombée du jour avec un homme dont chaque mot méritait d’être écouté, au lieu de s’user à poursuivre un ennemi insaisissable.

Bolitho avait reçu par une goélette affrétée par la marine deux lettres de Catherine, emballées ensemble dans un même colis.

Elle était confortablement installée dans cette maison du Hampshire qui appartenait au père de Keen. C’était un homme qui comptait à la City de Londres, et il avait conservé cette maison de campagne où il se retirait parfois. Il y avait accueilli Catherine, tout comme Zénoria avant elle. L’échange de bons procédés valait dans les deux sens, car l’une des sœurs de Keen y séjournait également après que son mari, lieutenant de vaisseau dans la flotte de la Manche, eut péri en tombant à la mer. Cela constituait un réconfort, mais aussi un avertissement.

Il fit un signe de tête à Yovell qui rassembla ses papiers et disparut.

— J’espère que nous allons retrouver très bientôt votre navire, commença Bolitho. J’espère aussi que nous vous avons aidé dans vos travaux.

Blachford l’observait pensivement.

— Je suis toujours étonné du peu de pertes au regard de l’enfer qu’ils endurent. Il nous faudra un certain temps pour comparer nos résultats une fois de retour à l’Académie. Mais ce sera du temps bien employé : classer les différents types de blessures, les réactions que manifestent les victimes, répartir les plaies en fonction des causes – armes à feu, armes blanches, dilacérantes ou contondantes. Identifier vite les éléments du tableau peut faire gagner du temps et aboutir à sauver des vies. L’infection, la gangrène et la terreur qu’elles entraînent, chaque cas doit être traité différemment.

Bolitho essayait d’imaginer cette grande perche, avec sa mèche folle toute blanche, au beau milieu d’un combat. Étonnamment, ce n’était pas si difficile.

— Voilà une chose que nous redoutons tous, répondit-il.

Blachford esquissa un sourire.

— Cette franchise vous honore. J’ai peur que certains n’aient tendance à regarder les officiers de haut rang comme des êtres sans cœur qui recherchent uniquement la gloire.

Bolitho lui rendit son sourire :

— Vus de l’extérieur, nos mondes peuvent paraître très différents. Lorsque j’ai embarqué à bord de mon premier bâtiment, j’étais gamin. Il m’a fallu apprendre que cet univers confiné, effrayant, entre les ponts, n’était pas seulement un corps informe et sans âme. Cela m’a pris longtemps.

Ils contemplaient les reflets brillants qui dansaient sur l’une des pièces qui occupaient une partie de la chambre, au gré du vent qui faisait doucement danser l’Hypérion.

— Et ce n’est pas fini…

Il entendait par la claire-voie grande ouverte quelqu’un qui criait un ordre, le claquement de pieds nus sur le pont : c’était l’équipe de quart qui allait aux bras une fois de plus pour réorienter les énormes vergues afin de profiter au mieux du vent. Il entendait aussi Parris, ce qui lui rappela l’incident étrange survenu un jour que le levantin qui soufflait en tempête, fait plutôt rare, les avait emportés vers l’ouest, semant la confusion sur tout le bâtiment.

Un homme était passé par-dessus bord, sans doute comme le beau-frère de Keen. Tandis que le bâtiment s’éloignait, chassé par la tempête, le marin se débattait en attendant la mort. Car il était impossible à un vaisseau de virer de bord par un temps pareil sans courir le risque de démâter. Il était des commandants dont cette idée n’eût pas seulement effleuré l’esprit.

Keen était sur le pont. Il avait fait rappeler l’armement du canot pour faire jeter l’embarcation à la dérive. Visiblement, l’homme savait nager : cela lui laissait une chance de rejoindre le canot. Encore un point qu’auraient tranché autrement certains commandants, estimant qu’un canot avait beaucoup plus de prix qu’un vulgaire marin, voué de toute façon à une mort assurée.

Mais Parris s’était affalé dans le canot avec une poignée de volontaires. Le lendemain, le vent avait faibli en adonnant et ne se moquait plus de leurs efforts : ils avaient récupéré l’embarcation, ainsi que le marin à moitié mort.

L’épaule blessée de Parris le faisait souffrir, et Blachford l’avait examiné sur-le-champ, faisant de son mieux. Bolitho avait discerné chez Keen une nuance de respect et lui-même avait noté cette espèce de détermination farouche que mettait Parris à faire ses preuves. Grâce à lui, une famille de Portsmouth attendrait encore pour porter le deuil. Blachford avait dû lui aussi réfléchir à cet événement, comme à tous les petits incidents qui, multipliés à l’intérieur d’mie coque, en font un navire de combat. Il reprit :

— Votre officier a accompli un acte de bravoure, bien peu de gens auraient osé tenter la chose. Ce doit être terrible, de voir votre propre bâtiment s’éloigner irrémédiablement et vous laisser désespérément seul.

Bolitho appela Ozzard :

— Il y a du vin ? La meilleure façon de se faire mal voir à bord, plaisanta-t-il, consiste à demander de l’eau !

Le bon mot ne faisait que masquer le vrai. L’escadre était tenue de se disperser. S’ils ne faisaient pas aiguade… Il chassa cette pensée lorsque Ozzard entra dans la chambre.

Pendant tout ce temps-là, il sentait le regard de Blachford posé sur lui. Celui-ci ne lui avait parlé qu’une seule fois de son œil, et encore avait-il changé de sujet en voyant Bolitho prendre la chose à la légère.

— Vous devriez vous occuper de votre œil, revint-il soudain à la charge. L’un de mes confrères, excellent praticien, se ferait un plaisir de vous examiner si vous le lui demandiez.

Bolitho regardait Ozzard leur verser du vin. Rien sur le visage du petit homme ne pouvait laisser deviner que pas un seul mot ne lui échappait.

— Mais comment cela serait-il possible ? répondit Bolitho en tendant les mains. Abandonner mon escadre alors que l’ennemi peut arriver d’un moment à l’autre ?

Blachford n’en démordait pas.

— Vous avez un adjoint. Avez-vous peur de lui déléguer votre commandement ? J’ai entendu dire que vous étiez allé vous emparer vous-même de ce galion parce que vous ne vouliez pas risquer la vie de quelqu’un d’autre à votre place.

Bolitho se mit à sourire :

— Ou bien c’est parce que je me moque du danger…

Blachford avala une gorgée de vin sans quitter Bolitho des yeux. Il avait tout du héron posté dans les roseaux de Falmouth en train d’épier sa proie.

— Mais les choses ont changé ? fit le héron avec un clin d’œil.

— Vous vous moquez de moi.

— Pas exactement. Guérir les malades est une chose. Comprendre ceux qui décident qu’un homme doit vivre ou mourir est un aspect essentiel de mes travaux.

Bolitho se leva et commença à arpenter la chambre. Il était nerveux.

— Je suis comme un chat qui se retrouve toujours du mauvais côté de la porte. Lorsque je suis chez moi, je me ronge les sangs pour mes vaisseaux et mes marins. Et, une fois à bord, je donnerais cher pour revoir l’Angleterre un seul instant, pour sentir l’herbe sous mes pieds, l’odeur de la terre.

— Réfléchissez-y, lui dit doucement Blachford. Une autre tempête comme celle que j’ai subie à votre bord, la brûlure des embruns salés, les exigences incessantes de votre fonction, ce n’est pas exactement ce qu’il vous faut – et, cherchant à se faire direct : je vous le dis. Si vous ne prêtez pas attention à mes mises en garde, vous perdrez l’usage de cet œil.

Bolitho eut un sourire triste.

— Et si je délègue ma marque et mon pavillon, vous me garantissez la guérison ?

— Garantir… non ! Mais…

Bolitho lui tapota l’épaule :

— Et voilà, le mais ! Il y a toujours un mais. Non, je ne peux pas partir. Pensez ce que vous voudrez, mais on a besoin de moi ici – et, lui montrant de la main la surface de l’eau : Le sort de centaines d’hommes dépend de moi, au même titre que celui de leurs fils dépend peut-être de vos éventuelles découvertes, non ?

Blachford poussa un soupir.

— Ce que je pense ? Vous êtes une vraie tête de mule, voilà.

— Je ne me sens pas encore prêt à tâter de la baille à viande du chirurgien et je ne cours pas après la gloire, contrairement à ce que disent certains.

— Vous y songez tout de même.

Blachford attendit un peu avant d’ajouter :

— A présent, il existe aussi quelqu’un dont vous devez tenir compte…

Bolitho leva les yeux en entendant une voix lointaine qui criait :

— Ohé, du pont ! Voile devant, sous le vent !

Bolitho éclata de rire :

— Avec un peu de chance, c’est votre retour en Angleterre qui arrive. J’ai peur de ne pas devenir un adepte de vos méandres.

Blachford se leva à son tour et fut obligé de baisser la tête sous les barrots massifs.

— Je ne l’ai jamais imaginé, mais je suis désolé de m’en aller. Tout de même, demanda-t-il, l’air perplexe, comment savez-vous ce qu’il en est, au simple appel d’une vigie ?

Bolitho se mit à sourire :

— Aucun autre navire ne viendrait si près !

Plus tard, quand la distance se fut réduite, l’officier de quart put annoncer à Keen le nom du brick : La Luciole. Ce bâtiment qui, à l’égal du Superbe au sein de l’escadre légendaire de Nelson, navigue toujours pendant que les autres dorment.

Bolitho regardait charger sur le pont les coffres plus qu’usés de Blachford et ses grands registres.

— Vous allez faire la connaissance de mon neveu, lui signala-t-il. C’est un garçon de bonne compagnie.

Mais La Luciole n’était plus commandée par Adam Bolitho ; ce fut un nouveau commandant, tout jeune, que l’on vit arriver à bord du bâtiment amiral pour y faire son rapport.

Bolitho le reçut à l’arrière et lui demanda :

— Que devient mon neveu ?

Le commandant, qui avait l’air d’un aspirant essayant d’imiter ses supérieurs, lui expliqua qu’Adam avait obtenu sa promotion. Il ne savait rien de plus, et rencontrer en tête à tête un vice-amiral lui faisait perdre sa langue. Surtout un amiral désormais fort connu pour des raisons qui n’ont pas uniquement à voir avec la mer, se dit froidement Bolitho.

S’il s’en réjouissait pour Adam, que n’eût-il pas donné pour le revoir, néanmoins !

Keen resta à son côté pendant que La Luciole renvoyait de la toile et entamait une large boucle dans l’espoir de prendre un peu de vent. Il dit à Bolitho :

— Cela fait un drôle d’effet lorsque ce n’est plus lui qui le commande.

Bolitho leva les yeux vers les vergues brassées de l’Hypérion. La flamme pendait dans la lumière en se tordant mollement.

— Oui, Val, je lui souhaite bonne chance – il hésita, Dame Fortune lui revenant à l’esprit, puis : Avec des hommes comme Sir Piers Blachford, des hommes qui se soucient du long terme, la marine d’Adam sera peut-être plus sûre pour ceux qui y serviront.

Il ne quitta pas le brick des yeux jusqu’à ce qu’il leur montrât son cul. Ses hautes vergues se doraient au soleil. Dans deux semaines, La Luciole serait en Angleterre.

Keen s’éloigna, Bolitho commença à arpenter la dunette du bord au vent. Dans son ample chemise blanche, avec ses cheveux noirs qui volaient, il avait l’air de tout sauf d’un amiral. Keen se mit à sourire : c’était un homme.

 

Une semaine plus tard, la goélette la Lady-Jane, affrétée par l’Amirauté, arriva à la vue de la frégate Tybalt dont le commandant prévint immédiatement le vaisseau amiral.

Le vent bien établi avait considérablement tourné, si bien que la jolie petite goélette dut tirer des bords pendant des heures avant, que l’on pût échanger des signaux.

Bolitho se tenait avec Keen sur la dunette et observait ses voiles blanches qui reprenaient le vent à sa nouvelle amure. Les timoniers de Jenour hissaient de nouveaux signaux d’aperçu.

— Ils ont l’air d’être pressés, nota Keen, cette goélette a du mal – et, faisant signe à Parris : Préparez-vous à mettre en panne, je vous prie.

Les coups de sifflet résonnèrent dans les entreponts, et les hommes jaillirent des panneaux pour rejoindre le pont et se regrouper près de leurs officiers mariniers.

Bolitho effleura sa paupière, appuya légèrement. Son œil ne l’avait plus que rarement gêné depuis le départ de Sir Piers Blachford. Etait-il possible que son état s’améliorât, en dépit de ce qu’il lui avait dit ?

— La Lady-Jane a mis en panne, commandant. Elle affale son canot.

Un homme se mit à ricaner :

— Dieu de Dieu, on dirait que son capitaine a douze ans !

Bolitho observait la petite embarcation qui montait et redescendait sur la longue houle.

Il était dans sa chambre lorsqu’il avait entendu la vigie annoncer le signal du Tybalt. Il était occupé à rédiger ses ordres pour Herrick et ses commandants. Fractionner l’escadre, sans retard.

Il jeta un coup d’œil au passavant le plus proche, aux hommes qui, clos nu, s’étaient accrochés aux filets pour regarder le canot qui approchait. Est-il dérisoire de pester contre la routine des jours quand au lieu de cela on risque de mourir sans préavis ?

— Mettez en panne, je vous prie.

Parris s’empara de son porte-voix :

— Aux bras de hunier !

Même lui semblait avoir oublié sa blessure. L’Hypérion vint lentement dans le lit du vent, Bolitho gardait les yeux fixés sur le canot qui arrivait.

Et s’il ne s’agissait que d’une seule et simple dépêche, qui finalement ne contînt rien de notable ? Il se détourna pour cacher la colère qui le prenait contre lui-même. Mais bon sang, depuis le temps, il aurait dû s’habituer.

Le commandant de la Lady-Jane, un enseigne aux joues toutes roses du nom d’Edwardes, escalada la coupée en jetant autour de lui des regards effarés, comme s’il était pris au piège. Keen s’avança vers lui :

— Venez donc à l’arrière, monsieur. Mon amiral souhaite s’entretenir avec vous.

Mais Bolitho avait remarqué un second personnage que l’on hissait sans trop de cérémonie sur le pont, sous l’œil goguenard des marins qui se donnaient des bourrades dans les côtes.

— Alors, s’exclama Bolitho, vous ne pouvez décidément pas vous en aller !

Sir Piers Blachford leva le bras pour alerter un marin qui était à deux doigts de laisser tomber sa trousse à instruments sur le pont. Puis il répondit simplement :

— Je suis allé jusqu’à Gibraltar. Une fois là-bas, on m’a dit que les Français s’étaient massés à Cadix avec leurs alliés espagnols. Je ne voyais pas le moyen de rejoindre la flotte et j’ai donc décidé de revenir ici avec la goélette. J’ai tous les sacrements des autorités, sir Richard, ajouta-t-il avec un gentil sourire.

Celui que Keen esquissa à son tour s’effaça vite.

— Vous risquez surtout de rôtir au soleil ou de sécher jusqu’à la racine si vous restez avec nous, sir Piers !

Mais, ce disant, il regardait Bolitho, qui avait changé de tête. Cela l’émouvait toujours, ce simple fait de voir son expression, cet éclair soudain dans ses yeux gris.

Une fois revenu dans sa chambre, Bolitho ouvrit lui-même l’enveloppe de toile lestée. Les bruits du bâtiment étaient comme étouffés, à croire que l’Hypérion lui aussi retenait son souffle.

Les autres l’entouraient comme des acteurs qui n’ont pas appris leur rôle. Keen, jambes écartées, ses cheveux blonds et ses beaux traits éclairés par un rai de soleil. Yovell, près de la table, une plume à la main. Sir Piers Blachford, assis à cause de sa haute taille, mais étonnamment discret, comme s’il sentait qu’il devrait garder cette scène en mémoire. Jenour, près de la table lui aussi, si proche de Bolitho qu’il entendait son souffle saccadé. Et l’enseigne de vaisseau Edwardes, chargé de porter à toutes voiles les dépêches qu’on lui avait confiées sur le Rocher, qui avalait avec gratitude la chope qu’Ozzard lui avait mise dans la main.

Et puis naturellement, Allday. Etait-ce par hasard, ou bien avait-il pris place près du râtelier avec ses deux sabres pour marquer le coup ?

Bolitho commença d’une voix lente :

— Le mois dernier, Nelson a rentré sa marque et est retourné en Angleterre après avoir échoué dans sa tentative de contraindre les Français à la bataille. La flotte française est à Cadix, poursuivit-il avec un coup d’œil à Blachford, de même que les escadres espagnoles. Le vice-amiral Collingwood a établi un blocus devant Cadix.

— Et Lord Nelson ? fit Jenour à voix basse.

Bolitho se tourna vers lui :

— Nelson a rejoint le Victory, il est sans aucun doute avec la flotte.

Personne ne dit mot pendant un long moment. Puis Keen demanda :

— Vont-ils sortir ? Ils sont obligés de sortir.

— Je suis d’accord, répondit Bolitho en mettant les mains dans le dos. Villeneuve est paré, il n’a pas le choix. Par où va-t-il partir ? Au nord, au sud, ou bien par ici, Toulon peut-être ?

Il examina tous ces visages attentifs.

— Nous serons prêts. Nous avons reçu ordre de nous préparer à rejoindre Lord Nelson, que ce soit pour renforcer le blocus ou pour nous battre. Seul Villeneuve sait ce qu’il en sera.

Il sentait tous ses muscles se relâcher l’un après l’autre comme si on lui avait ôté un grand poids des épaules. Il se tourna vers l’enseigne aux joues roses :

— Ainsi, vous repartez ?

— Oui, sir Richard – et, faisant un vague geste : Malte d’abord, et ensuite…

Bolitho voyait ses yeux briller : il était déjà mentalement en train de raconter à ses amis comment c’était lui qui avait passé le mot à toute la flotte.

— Je vous souhaite une bonne traversée.

Keen les quitta pour raccompagner le jeune homme à la coupée, et Bolitho ordonna :

— Signalez au Tybalt, à répéter à la Phèdre : « Se rapprocher de l’amiral, et les commandants à bord sans délai ! »

Jenour prit note dans son carnet et répondit :

— J’y vais immédiatement, sir Richard.

Et il partit en courant presque.

— Je vais envoyer la Phèdre rallier le reste de l’escadre, dit Bolitho en s’adressant à Blachford. Lorsque Herrick m’aura rejoint, j’ai l’intention de me diriger vers l’ouest. S’il doit y avoir combat, nous combattrons ensemble. Dans ce cas, ajouta-t-il en souriant, votre présence sera plus que bienvenue.

Keen était revenu et lui demanda :

— Vous allez envoyer la Phèdre, sir Richard ?

Val a eu la même idée que moi, songea Bolitho. Il se dit qu’il est bien dommage de ne pouvoir envoyer Adam annoncer les nouvelles à Herrick.

— Mais tout cela pourrait se terminer par un nouveau blocus ? demanda Blachford.

Keen secoua la tête :

— Je ne crois pas, sir Piers. Il y a trop de choses en jeu.

Bolitho l’approuva :

— Et l’une des moindres n’est pas l’honneur de Villeneuve.

Il s’approcha des fenêtres de poupe, se demandant combien de temps il faudrait à Dunstan pour revenir avec sa corvette au sein de l’escadre.

Ainsi, Nelson avait embarqué à bord de son Victory ? Lui aussi devait avoir le même sentiment. Il laissa glisser ses mains sur les bords usés des fenêtres en regardant la mer qui montait et retombait contre le tableau. Deux vieux bâtiments. Il songeait à la darse, lorsqu’il s’était arraché à Catherine pour la dernière fois. Nelson avait dû emprunter les mêmes marches. Un jour, ils se rencontreraient, c’était inévitable. Ce cher Inch l’avait vu, Adam avait fait sa connaissance. Il sourit à part lui : Notre Grand Nel.

Ils entendirent des gens qui parlaient à voix basse de l’autre côté de la portière, et Keen annonça :

— La Phèdre est en vue, sir Richard.

— Bien. Avec un peu de chance, nous l’enverrons là-bas avant le crépuscule.

Il se débarrassa de sa vareuse galonnée et alla s’asseoir à sa table.

— Je vais rédiger mes ordres, monsieur Yovell. Dites à votre adjoint d’en préparer des copies pour chacun des commandants.

Dès réception de ces ordres, vous vous dirigerez aussi rapidement que possible…

A tort ou à raison, c’était l’heure de l’action.

 

Herrick s’assit pesamment dans la grand-chambre de l’Hypérion et empoigna à deux mains sa chope de bière.

— Cela me fait une impression étrange – il baissa les yeux. Pourquoi cela ?

Bolitho arpentait la chambre. Il se rappelait ses propres sentiments lorsque les vigies avaient aperçu le Benbow et ses deux conserves aux premières lueurs de l’aube.

Il comprenait ce qu’éprouvait Herrick. Deux hommes qui se retrouvent comme des navires se croisent au milieu de l’océan. Et voilà qu’il était là. Même la froideur que Bolitho avait perçue entre Keen et lui lorsque le premier l’avait accueilli à bord ne pouvait l’empêcher de ressentir un certain soulagement.

— Maintenant que nous sommes réunis, Thomas, j’ai décidé de mettre cap à l’ouest.

Herrick releva la tête, mais ses yeux semblaient irrésistiblement attirés par la cave à vins fixée dans un coin. Il y voyait sans doute, une fois de plus, la main de Catherine.

— Je ne suis pas sûr que ce soit très sage.

Il fit la moue et, haussant les épaules :

— Enfin, dit-il, l’air pas très sûr de lui, si on nous demande d’épauler Nelson, autant être le plus près possible du détroit, j’imagine. Au moins, l’ennemi nous trouvera en face de lui s’il s’engage par là.

Bolitho écoutait les bruits de pieds au-dessus de lui, les hommes de quart étaient aux bras d’artimon, ils changeaient d’amure une fois de plus. Huit bâtiments de ligne, une frégate et une petite corvette. Cela ne faisait pas une flotte, mais il en était tout de même aussi fier qu’on peut l’être.

Il ne lui manquait qu’une seule unité, La Mouette, cette frégate légère prise aux Français, que Herrick avait envoyée en éclairage dans le nord pour y détecter la présence d’un éventuel trafic côtier, source possible de renseignements. Herrick reprit :

— Si les Grenouilles décident de ne pas s’aventurer au large, nous resterons dans l’ignorance de leur plan d’attaque. Et alors ?… Non, fit-il en écartant d’un geste Ozzard qui apportait un plateau et du bordeaux, je préférerais un peu plus de bière.

Bolitho détourna les yeux. Était-ce bien cela, ou Herrick se raidissait-il tellement dans la méfiance qu’il vouait à Catherine qu’il en venait à refuser tout ce qui sortait de sa cave à vins ? Il essaya de chasser cette idée qui lui paraissait insensée, mesquine, mais sans y parvenir.

— Nous ferons mouvement en formations séparées, Thomas. Si le temps reste avec nous, nous conserverons un écart de deux milles ou davantage. Cela donnera plus de champ à nos vigies. Si l’ennemi est poursuivi dans notre direction, nous bénéficierons d’un joli préavis, hein ? – et, s’efforçant de sourire : Il est peu recommandé, dit-il, de traîner sur le chemin d’un taureau qui charge !

Herrick répondit avec une certaine brusquerie :

— Lorsque nous rentrerons au pays, qu’allez-vous faire ? – il fit glisser ses semelles sur le pont, puis : Partagerez-vous votre vie avec une autre ? demanda-t-il.

Bolitho dut écarter les jambes, car le navire gîtait davantage sous la traction de la toile que l’on venait d’établir.

— Je n’ai rien à partager, Catherine est ma vie.

— Dulcie m’a dit… – ses yeux bleus se baissèrent, il le regardait par-dessous – … elle pense que vous le regretterez.

Bolitho jeta un bref regard à la cave à vins, à l’éventail replié posé par-dessus.

— Thomas, vous avez le choix, vous laisser emporter par le courant ou essayer de lutter contre lui.

— Notre amitié a une grande importance pour moi – il fronça le sourcil en voyant Ozzard arriver avec une nouvelle pinte – … mais elle me donne aussi le droit de dire le fond de ma pensée. Je n’accepterai jamais cette… cette dame.

Il avait lâché les derniers mots lèvres pincées.

Bolitho le contemplait tristement.

— Ainsi, Thomas, vous avez pris votre décision.

Il alla s’asseoir et attendit qu’Ozzard eût rempli son verre.

— Ou bien vous êtes-vous rangé à celle des autres ? – et, devant son irritation : Peut-être l’ennemi décidera-t-il de notre avenir, ajouta-t-il.

Il leva son verre.

— Je vais vous dire une chose, Thomas. Que le meilleur gagne !

Herrick se leva.

— Comment avez-vous le cœur à plaisanter ?

La porte s’ouvrit et Keen passa la tête.

— Le canot de l’amiral attend, sir Richard – et, sans un regard pour Herrick : La mer est en train de forcir, j’ai cru bon…

Herrick cherchait des yeux sa coiffure. Il attendit que Keen fût sorti et ajouta d’un ton neutre :

— Lorsque nous nous reverrons…

Bolitho lui tendit la main :

— Comme deux amis ?

Herrick prit la main tendue dans la sienne, sa paume était toujours aussi vigoureuse.

— Oui, contre vents et marées.

Bolitho écoutait les bruits divers, Herrick que l’on saluait au sifflet à la coupée. Le retour à son bord allait être mouvementé.

Allday traînassait dans une autre coursive en astiquant vigoureusement le vieux sabre. Bolitho lui dit d’une voix lasse :

— On dit que l’amour est aveugle, mon vieux. Quant à moi, je crois que seuls ceux qui ne l’ont jamais connu sont aveugles.

Allday reposa en souriant le sabre dans son support.

S’il fallait la guerre, les risques d’un combat sanglant pour refaire briller les yeux de Bolitho, c’était tant mieux… Il fit :

— J’ai connu une fille, dans le temps…

Bolitho lui sourit, les mots qu’il avait écrits en rédigeant ses ordres lui revenaient à l’esprit.

L’heure de l’action.

Cela sonnait comme une épitaphe.

 

A l'honneur ce jour-là
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